Les acquisitions d’actions par les dirigeants de sociétés cotées sont scrutées par les actionnaires minoritaires et les analystes financiers, qui y voient généralement un témoignage de leur confiance dans les perspectives de la société, et parfois un signal d’une hausse probable du cours de bourse à court ou moyen terme.
Dans la mesure où ils se trouvent dans une situation d’initié permanent, les dirigeants d’émetteurs cotés sont soumis à certaines obligations liées à la prévention des manquements d’initiés. La plupart des émetteurs mettent également en place des dispositifs de prévention de l’utilisation d’une information privilégiée.
En application du règlement européen Abus de Marché[1] (« MAR »), qui vise à prévenir et à détecter les abus sur les marchés financiers, tout émetteur rend publique, dès que possible, les informations privilégiées[2] qui le concernent directement, et ne peut différer leur publication que lorsque les trois conditions suivantes sont cumulativement respectées :
- la publication immédiate est susceptible de porter atteinte aux intérêts légitimes de l’émetteur[3] ;
- le retard de publication n’est pas susceptible d’induire le public en erreur ;
- l’émetteur est en mesure d’assurer la confidentialité de ladite information.
Le MAR prévoit également plusieurs dispositions spécifiques vis-à-vis des dirigeants des sociétés cotées et les personnes qui leur sont liées[4] ; il les contraint notamment à n’effectuer aucune transaction pendant les fenêtres négatives, correspondant aux périodes de 30 jours calendaires précédant l’annonce d’un rapport financier intermédiaire ou d’un rapport de fin d’année[5]. En effet, durant cette période, les dirigeants sont susceptibles d’anticiper les résultats en amont de leur publication grâce à la remontée des informations comptables.
Les dirigeants doivent par ailleurs déclarer les transactions effectuées sur les instruments financiers d’une société cotée au plus tard trois jours ouvrables après la date de la transaction. Cette dernière disposition permet aux actionnaires minoritaires d’être informés des transactions opérées par les dirigeants, les déclarations étant publiées par l’AMF sur son site Internet.
Ces différentes dispositions contribuent à l’efficacité et à la transparence des marchés financiers. Leur respect doit en principe faire échouer la stratégie d’investissement qui consisterait à suivre les dirigeants de sociétés cotées en achetant ou en renforçant les valeurs ayant récemment fait l’objet d’une déclaration d’acquisition.
Pour vérifier ce postulat, nous avons examiné les déclarations réalisées par les dirigeants de sociétés cotées, publiées par l’AMF au début des années 2023 et 2024[6], puis avons comparé le rendement annuel des titres concernés avec celui du CAC All-Tradable, retenu comme indice boursier de référence.
À l’issue de notre étude, nos principaux constats sont les suivants :
- il ne peut être établi de lien entre le montant investi par les dirigeants, ou la fonction qu’ils exercent au sein de l’émetteur, et l’écart de rendement observé par rapport à l’indice de référence ;
- deux tiers des valeurs concernées par les acquisitions de dirigeants ont sous-performé l’indice de référence, et ce de manière significative dans une très grande majorité de cas[7];
- les small caps ont enregistré un rendement moyen dégradé par rapport aux large caps, de sorte que la constitution d’un portefeuille équipondéré[8], incluant exclusivement les valeurs acquises par les dirigeants, aurait enregistré un rendement nul malgré la hausse du marché actions sur la période analysée ;
- un portefeuille pondéré en fonction de la capitalisation boursière des valeurs acquises par les dirigeants[9] aurait généré un rendement inférieur de 4 points à celui de l’indice de référence en 2023 et un excédent de 1 point en 2024.
En conclusion, il est possible d’avancer qu’un investisseur qui aurait procédé à un stock-picking, en fonction des opérations réalisées par les dirigeants, aurait probablement sous-performé une gestion passive. Les écarts de rendement observés peuvent varier en fonction notamment de la période examinée, de l’horizon d’investissement et de la réglementation boursière applicable. Les résultats de notre étude témoignent néanmoins de la difficulté de réaliser des « bonnes affaires » en suivant les dirigeants, une telle stratégie d’investissement reposant davantage sur des facteurs psychologiques que sur des éléments rationnels.
Par Romain Delafont
[1] Règlement (UE) n°596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014.
[2] La notion d’information privilégiée est définie à l’article 7 de MAR et s’entend comme « une information à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés ».
[3] L’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) a publié des orientations avec une liste indicative des intérêts légitimes des émetteurs ainsi que des situations dans lesquelles un différé de publication, bien que justifié par l’existence d’un intérêt légitime, est susceptible d‘induire le public en erreur.
[4] Conformément à l’article 3 de MAR, une « personne exerçant des responsabilités dirigeantes » peut être un membre de l’organe d’administration, de gestion ou de surveillance ou un responsable de haut niveau qui dispose d’un accès régulier à des informations privilégiées et du pouvoir de prendre des décisions de gestion concernant l’évolution future et la stratégie d’entreprise.
[5] L’AMF considère que la diffusion par un émetteur d’un communiqué de presse sur les résultats annuels et semestriels constitue l’annonce dudit résultat au sens de l’article 19.11 de MAR.
[6] Nous avons examiné au total 125 déclarations de dirigeants d’une cinquantaine de sociétés cotées, publiées par l’AMF au cours de la première quinzaine des mois de janvier 2023 et 2024.
[7] Nous avons observé un déficit de rendement de plus de 5 points dans 90% des cas de sous-performance.
[8] La constitution d’un portefeuille équipondéré requiert d’investir la même somme dans chaque titre qui présente ainsi le même poids au sein du portefeuille.
[9] Nous considérons que le portefeuille ainsi constitué serait suffisamment diversifié pour comparer son rendement à celui de l’indice de référence.