Ciments Français devait être absorbé par Italcementi qui était déjà son actionnaire de contrôle depuis de nombreuses années. Les europhiles se seraient réjouis de la première application de la Directive du 26 octobre 2005[1], ouvrant la voie aux fusions transfrontalières. Las, l’opération a échoué, face à l’opposition de certains porteurs américains de notes Ciments Français, refusant de devenir créanciers d’Italcementi[2]. Ayant eu le privilège de rapporter sur cette opération en qualité de commissaire à la fusion côté français, j’en tire les quelques enseignements suivants.
LE RETOUR DES CRÉANCIERS
Au cours de la décennie 90, on a observé le retour des actionnaires au pouvoir dans les sociétés ; sous l’effet de la crise, ce sont les créanciers qui s’affirment. En matière de fusion, les conséquences en sont fondamentales :
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- Notre fameux transfert universel de patrimoine, technique qui impose au créancier un changement de débiteur, donne de la gîte. En France d’abord où l’on y oppose de manière croissante, l’exception des contrats intuitu personae, catégorie dans laquelle rentreront de plus en plus de contrats financiers, à mesure de la prise de conscience du risque de contrepartie. Il n’est pas opposable à un créancier étranger qui ne sera tenu que par les dispositions contractuelles propres à l’instrument émis. Encore celles-ci ne peuvent-elles probablement pas empêcher le porteur d’invoquer une modification dans le profil financier du débiteur, même s’il s’agit d’une fusion intra-groupe.
- La crise financière fait redécouvrir l’existence propre des sociétés personnes morales, concept un peu laissé de côté dans la perspective d’un droit des groupes. Au fond, prêter au groupe Italcementi ne veut rien dire et ce n’est pas la même chose que de prêter à Ciments français ou à Italcementi, même si la première est une filiale de la seconde. Le droit et la finance reviennent à des considérations élémentaires !
LA LIMITE DES FUSIONS TRANSFRONTALIÈRES
L’Europe des marchands serait faite au détriment de celle des peuples. Cette phrase souvent entendue se révèle absolument fausse dès lors que l’on veut bien entrer dans le détail des choses…. Les marchands ou en tout cas les financiers ne sont pas forcément mieux lotis que les peuples ! C’est le second enseignement de cette première application de la Directive en France.
Passons sur la question de la langue de travail ; seul l’anglais permet aux Européens de se comprendre ou en tout cas de croire qu’ils se comprennent. Inutile de pleurer sur le sort du français que même les ressortissants des pays de langue latine ont jeté aux oubliettes. On ne dira jamais assez à quel point l’absence d’une politique de la francophonie dans la construction de l’Europe nous a été défavorable.
Passons également sur le fait que la Directive continue partiellement à raisonner comme si l’on était en droit international privé et non en droit communautaire :
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- deux commissaires à la fusion sont désignés par deux autorités différentes et rendent deux rapports distincts, sur la base de définitions de fonctions différentes ;
- deux autorités de marché interviennent, l’AMF et la CONSOB ;
- deux procédures sont mises en place pour s’assurer de la régularité juridique des opérations.
Bref tout est fait pour qu’à l’antagonisme naturel absorbante/absorbée s’ajoute des différences, voire une rivalité liée simplement à la nationalité.
Sur le fond des pratiques juridiques et de marché, les différences ne sont pas moindres :
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- Le degré de protection des minoritaires reste différent dans le texte des règles et dans leur application. Un exemple : les Italiens connaissent une catégorie d’actions assez répandue dite « actions d’épargne » qui, en contrepartie d’un dividende prioritaire sont privées du droit de vote. Là où la règle française impose en cas d’offre publique que celle-ci vise toutes les actions, la règle italienne permet de ne pas faire profiter les actions d’épargne de l’offre.
- On aurait pu penser que la crise financière allait conduire les régulateurs boursiers à coordonner leurs actions : là où l’AMF interdisait les ventes à découvert aux seules valeurs financières, la CONSOB couvrait une large partie du marché dont Italcementi. Le comportement du titre par rapport à celui de tous ses concurrents cimentiers s’en est trouvé affecté.
- Quel est le sort du petit porteur de Ciments Français devenu actionnaire d’Italcementi ? Faute d’une vraie comparabilité des droits et informations réglementaires, Italcementi avait décidé de faire coter son titre à Paris. C’aurait été une bonne chose pour les porteurs français, une mauvaise sous l’angle de l’unité du marché.
- Approuvons par contre la coopération des administrations fiscales : la retenue à la source opérée par le fisc italien sur le dividende est directement imputée sur l’impôt de distribution français.
Exit donc une première fusion franco-italienne. Espérons que cet échec ne fera pas basculer les articles 236-25 et suivants du Code de Commerce au magasin des règles caduques !
Dominique LEDOUBLE
[1] Directive 2005/56/CE.
[2] Cf. Communiqué Italcementi du 27 juin 2009.