Dans sa recommandation sur l’arrêté des comptes 2020 et les travaux de revue des états financiers (DOC-2020-09), l’Autorité des Marchés Financiers relève à la lecture des états financiers semestriels 2020 des sociétés du CAC 40 et NEXT 20, la proportion de tests réalisés sur les actifs non financiers susceptibles d’être affectés par des indices de perte de valeur dans le contexte épidémique actuel :
Source : AMF, DOC-2020, p. 14/27
L’AMF précise qu’ « à l’issue de ces tests, un peu plus de la moitié des sociétés de l’échantillon ont comptabilisé des dépréciations sur leurs goodwill et/ou d’autres actifs corporels et incorporels ».
Qu’en est-il des sociétés dont les comptes annuels ne coïncident pas avec l’année civile et qui, dès lors, les ont clôturés en 2020 ?
Certains groupes de spiritueux, répondant à ce cas de figure et dont les marques constituent l’un des actifs les plus visibles, donnent un éclairage sur le mode opératoire des tests d’impairment réalisés antérieurement à la recommandation de l’AMF et à l’arrêté des comptes semestriels, ainsi que sur la relative résilience de leurs actifs incorporels, au premier rang desquels figurent ces marques.
La nécessité de constater comptablement en 2020 la survenance de la pandémie
Dans son communiqué en date du 2 avril 2020 relatif aux conséquences sur les comptes annuels et consolidés établis selon le référentiel comptable français au 31 décembre 2019, l’Autorité des normes comptables (ANC) a considéré que l’épidémie de Covid-19 n’ayant acquis une ampleur internationale qu’en 2020, l’établissement des comptes selon le principe de continuité d’exploitation n’était pas remis en cause par cet événement ayant pris naissance après la clôture de l’exercice, et qu’ainsi les actifs et passifs ainsi que les charges et produits mentionnés respectivement au bilan et au compte de résultat au 31 décembre 2019 devaient être comptabilisés et évalués sans tenir compte de cet événement et de ses conséquences.
S’agissant du référentiel comptable international (IFRS), définissant de façon générale qu’un actif est « source d’avantages économiques futurs », la norme IAS 36 « Dépréciation d’actifs » stipule en substance que la valeur des Unités Génératrices de Trésorerie (UGT) est testée en cas d’indice de perte de valeur, voire chaque année si l’UGT comprend des actifs incorporels à « durée d’utilité indéterminée », tels que le goodwill [1] (représentatif d’écarts d’acquisition résultant des opérations de croissance externe), dont la dépréciation est irréversible.
Dès lors, à la différence de celles dont l’exercice se recoupe avec l’année civile, les sociétés clôturant leurs comptes annuels en 2020 y ont nécessairement acté l’incidence potentielle de la pandémie, dont l’ampleur et la durée restent à ce jour inconnues ; c’est ainsi que :
- Rémy Cointreau, spécialisé dans la production de cognacs et de liqueurs, et Laurent-Perrier, classé au deuxième rang de chiffre d’affaires déclaré au Comité Interprofessionel du Vin de Champagne (CIVC) après Moët Hennessy (LVMH), en tant que sociétés cotées de facto soumises au référentiel IFRS pour l’établissement de leurs comptes consolidés annuels au 31 mars, rapportent, dans leurs documents d’enregistrement universel 2019/2020 respectifs, les tests de sensibilité pratiqués sur les écarts d’acquisition et les marques qui y sont rattachées ou font partie des différentes UGT ;
- les flux de trésorerie futurs servant de base de calcul de la valeur d’usage des UGT ont fait l’objet « d’hypothèses spécifiques visant à prendre en compte l’impact éventuel de la crise sanitaire intervenue en fin d’exercice » (Rémy Cointreau) et « d’hypothèses de marché très dégradées en terme de volume d’affaires à court / moyen termes et prudentes sur le long terme » (Laurent-Perrier).
Les tests de dépréciation conduisent à une dépréciation partielle (Rémy Cointreau) ou confirment la valeur de ces actifs (Laurent-Perrier) ; sur certaines UGT, la sensibilité testée au taux d’actualisation des flux futurs de trésorerie et au taux de croissance perpétuelle, soit est susceptible de conduire à des dépréciations sur certaines UGT (Rémy Cointreau), soit « ne fait pas apparaître de scénario probable selon lequel la valeur recouvrable de l’UGT deviendrait inférieure à la valeur nette comptable des actifs » (Laurent-Perrier).
En définitive, ces deux groupes, que nous avons mentionnés à titre illustratif, ont anticipé les recommandations de l’AMF tendant à privilégier, dans le contexte actuel très spécifique, les méthodes « multi-scénarii » par rapport aux méthodes de test habituelles, lesquelles au 30 juin 2020 représentent encore l’essentiel des méthodes utilisées pour modéliser les pertes de valeur :
Source : AMF, DOC-2020, p. 14/27
Sans préjuger de l’issue de la pandémie, la valeur des marques, réputée pérenne par nature, peut toutefois en être plus ou moins affectée, comme en témoignent les tests d’impairment annuels au 31 mars 2020 relatés ci-dessus pour Rémy Cointreau et Laurent-Perrier.
L’examen des comptes annuels au 30 juin 2020 d’acteurs intervenant dans le même secteur, tels que Pernod-Ricard, dont la clôture des comptes intervient également en exercice décalé par rapport à l’année civile, le confirme, avec la baisse d’activité imputable à la première période de confinement (fermeture des cafés, hôtels, restaurants ; restriction des déplacements internationaux, chute du trafic aérien et par voie de conséquence du travel retail,…) ; la crise sanitaire et ses conséquences économiques ont ainsi conduit le groupe, par une approche dite des « multi-scénarios pondérés » comme préconisée par le régulateur et reposant sur des « business plans » représentatifs d’un « panel des différentes évolutions de la pandémie et de ses conséquences susceptibles d’intervenir au cours des prochains mois et années, telles que décrites par les économistes et organismes internationaux, et auxquelles ont été allouées des probabilités [de survenance] », à confirmer la valeur des goodwill, mais à déprécier des marques dans des proportions significatives au 30 juin 2020, dont principalement la Vodka Absolut.
Par Olivier Cretté
[1] L’obligation de réaliser un test annuel pour le goodwill en l’absence d’indice de perte de valeur pourrait être supprimée à l’avenir (Les Rencontres Ledouble du 25 novembre 2020, « De l’utilité du goodwill pour appréhender le succès d’une acquisition »).