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Par Olivier CRETTÉ Associé Ledouble SA, expert-comptable et commissaire aux comptes, docteur en sciences de gestion, LIRSA (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Sciences de l’Action, EA 4603)

(Article paru sous le titre « L’influence des facteurs socioculturels sur l’application des normes comptables » dans la revue Échanges, Février 2013, p. 21)

L’INFLUENCE DES FACTEURS SOCIOCULTURELS SUR L’APPLICATION DES NORMES COMPTABLES[1]

Qu’en est-il de l’ambition normalisatrice des normes IAS/IFRS s’il s’avère qu’elles sont finalement appliquées selon des modalités différentes entre deux nations aussi voisines que la France et l’Allemagne, alors qu’elles sont censées à l’échelle mondiale assurer une comparabilité des états financiers ?

Perspective historique et méthodologie

Les facteurs socioculturels ont été étudiés dans la littérature par le contraste entre comptabilité « dynamique » et comptabilité « statique », la première mesurant la rentabilité financière de l’entreprise, la seconde la plaçant dans la situation où il lui faudrait désintéresser ses créanciers dans un scénario de cessation d’activité[2] ; un angle de vue historique depuis l’instauration du Code de Commerce (HGB) originel en 1861 permet de classifier la comptabilité allemande dans la catégorie statique[3], par opposition au dynamisme incarné par le référentiel IFRS[4].

L’étude, visant à recenser et mesurer l’impact de facteurs socioculturels dans l’information délivrée par les entreprises allemandes en comparaison de leurs homologues françaises, a été menée de 2006/2007 à 2010/2011 (en intégrant les exercices décalés par rapport à l’année civile) sur les indices SBF 120 et DAX 100, hors activités purement financières (banques et assurances) qui répondent à des standards de présentation de comptes spécifiques.

Résultats :

Les sept ratios clés pour mesurer l’incidence des facteurs socioculturels dans l’application des normes :

  • CAP :   actif incorporel / capitaux propres[5],
  • IMM :   actif incorporel / actif immobilisé,
  • BIL :     capitaux propres / total bilan,
  • PRO :   provisions non courantes / total bilan,
  • DET :    endettement net / capitaux propres,
  • BOU :   capitalisation boursière[6] / capitaux propres,
  • CLI :     clients / actif circulant.

Le suivi pluriannuel des ratios clés en médianes nous conduit à des constats corroborant la prudence germanique et la traduction comptable de phénomènes socioculturels :

 

CAP

IMM

BIL

PRO

DET

BOU

CLI

Médiane CAC 40 88,3% 53,1% 33,8% 4,6% 32,9% 1,2 à 1,5 32,6%
Médiane DAX 30 72,2% 39,9% 31,2% 7,1% 49,9% 1,7 à 2,1 31,9%
Médiane SBF 120 65,8% 54,1% 36,7% 2,9% 40,7% 1,1 à 1,6 32,6%
Médiane DAX 100 40,5% 38,6% 34,9% 4,9% 34,2% 1,6 à 2,0 30,4%

Comment interpréter ces résultats ?

  • La part des immobilisations incorporelles dans le bilan (CAP et IMM) est moindre en Allemagne comparativement à la France et le poids des provisions (PRO) plus important, ce qui dénote une aversion des Allemands à l’extériorisation de valeur et de résultats dans les états financiers. Le traumatisme inflationniste des années 20 expliquerait historiquement la réticence des Allemands à faire usage de méthodes d’évaluation et de comptabilisation encourageant à la fois les réévaluations (dans la mouvance du concept de juste valeur consacré par les IFRS) et la présence prolongée au bilan comptable de valeurs d’actifs incorporels tels que les survaleurs ou goodwill (non amortis en application du référentiel IFRS) ;
  • La combinaison des sources de financement internes par voie de capitaux propres (BIL) et externes par voie d’endettement (DET) et la maîtrise des délais de règlement (CLI) contribuent à réduire le profil de risque des sociétés allemandes. Le rôle historique des banques allemandes pourvoyeuses de capitaux, explique qu’elles soient à la fois associées au capital des entreprises (financement interne) et leur octroient parallèlement des prêts (financement externe). Parallèlement la tradition en Allemagne de paiement immédiat (en contrepartie d’escompte) ou de virement (moyen de paiement rapide et sécurisé) se traduit, comparativement à la France, par une moindre contribution des créances clients au total des actifs courants ; les contraintes de la Loi de Modernisation de l’Economie (LME) en vigueur en France depuis 2009 en matière de délais de paiement sont peu perceptibles à l’échelle de groupes internationaux.
  • Le rapport favorable aux sociétés allemandes entre la capitalisation boursière et les capitaux propres (BOU) peut être interprété comme une moindre résilience des sociétés françaises face à la crise boursière ; il doit cependant être considéré au regard d’une relative indifférence du marché boursier au référentiel comptable.

Les résultats principaux de l’analyse peuvent être utilement complétés par les résultats secondaires obtenus sur l’échantillon réduit aux indices CAC 40 et au DAX 30 (englobés respectivement dans le SBF 120 et le DAX 100), à la lecture des annexes aux comptes consolidés, concernant :

  • La place des écarts d’acquisition dans les immobilisations incorporelles : les écarts d’acquisition (ou goodwill) représentatifs des « surprix » payés et activés par les groupes à l’occasion des opérations de croissance externe, après réévaluation des actifs et passifs des sociétés cibles, représentent une part plus importante des immobilisations incorporelles dans le bilan des sociétés du CAC 40 (60 %) par rapport à celles du DAX 30 (52 %) ;
  • Le poids des provisions pour retraite dans les provisions non courantes : les provisions pour retraite pèsent à hauteur de 36 % dans les provisions non courantes des sociétés du CAC 40 contre 51 % sur le segment du DAX 30, ce qui traduit la particularité allemande des retraites par capitalisation gérées en interne, qui sont assimilables à des quasi-fonds propres et représentent une fraction significative des capitaux permanents ;
  • La part dans le capital du « flottant » i.e. des actions échangées en bourse : appréciée à fin 2011 en médiane, elle ressort à 82,3 % pour le CAC 40, contre 74,7 % pour le DAX 30 ; ce constat tend à illustrer le recours plus important au marché boursier en France comparativement à l’Allemagne, qui bénéficie de l’appui financier des actionnaires de référence (dont les établissements bancaires parmi les investisseurs institutionnels), y compris au sein des sociétés de taille importante ;
  • La durée d’amortissement des immobilisations corporelles : le haut de la fourchette des durées d’amortissement des immobilisations corporelles des sociétés du DAX 30 est plus élevé que celui des sociétés du CAC 40 ; cette observation tend à accréditer l’influence des facteurs historiques (tels que le coût de la reconstruction d’après-guerre puis de la réunification) sur le choix de durées d’amortissement plus longues en Allemagne qu’en France (à titre indicatif pour les immeubles la durée maximum est de 49 ans en Allemagne, contre 40 ans en France).

Afin de cerner les liens de cause à effet entre les ratios précités et l’incidence de la nationalité, nous avons exploité, par la technique de régression, ces ratios en tant que variables explicatives et expliquées, et en introduisant le critère de nationalité sous la forme d’une variable explicative « muette ».

Parmi les analyses de régression mises en œuvre, nous retenons la suivante :

  • Variable expliquée : CAP (actif incorporel/capitaux propres) ;
  • Variables explicatives : DET (endettement net/capitaux propres) et PAY (0 : France, 1 : Allemagne).

Corrélation entre la variable expliquée CAP et les variables explicatives DET et PAY :

  • 2010/2011 :   CAP = 0,6065 + 0,2433 * DET  – 0,0852 * PAY  R2 = 0,14
  • 2009/2010 :   CAP = 0,4559 + 0,5223 * DET + 0,0008 * PAY  R2 = 0,49
  • 2008/2009 :   CAP = 0,3375 + 0,6718 * DET + 0,0163 * PAY  R2 = 0,75
  • 2007/2008 :   CAP = 0,4511 + 0,6075 * DET  – 0,0432 * PAY  R2 = 0,57
  • 2006/2007 :   CAP = 0,4572 + 0,5679 * DET  – 0,1132 * PAY  R2 = 0,70

Il en ressort que, toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être une entreprise allemande explique une part d’actifs incorporels dans les capitaux propres moindre que pour une société française sur les années 2006/2007, 2007/2008 et 2010/2011 (la nationalité allemande entraîne ainsi une diminution de 0,04 à 0,11 point de CAP) et globalement équivalente sur les autres années, ce qui confirme la réticence germanique à extérioriser au bilan la valeur des investissements incorporels.

Le coefficient « R2 »[7], qui explique dans quelle mesure les deux variables explicatives (DET et PAY) justifient la dispersion de la variable expliquée (CAP), diffère selon les années ; nous avançons l’hypothèse que la crise financière à l’automne 2008 et les effets de la version révisée de la norme IFRS 3 « Regroupements d’entreprises » à compter de 2009 laissant le choix, pour chaque regroupement d’entreprises, d’un goodwill partiel ou d’un goodwill complet (comme si l’acquisition portait sur la totalité de l’entité lors de la prise de contrôle) aient pu perturber la corrélation entre les variables à compter de 2009, par exemple en créant un découplage entre le volume des acquisitions génératrices de goodwill et le niveau d’endettement.

CONCLUSION

Nous avons pu mettre en évidence sur les sociétés allemandes du panel la traduction d’une rétention de valeur, au travers d’une part, d’un poids des actifs incorporels moindre qu’en France, confirmé par une analyse de régression intégrant en variable explicative du niveau d’actifs incorporels le critère de nationalité, et d’autre part, d’un volant de provisions plus élevé qu’en France, recélant des quasi-fonds propres sous la forme des fonds dédiés aux retraites sous gestion propre. Nous avons par ailleurs traduit en termes chiffrés l’incidence de facteurs socioculturels au regard :

  • du réflexe de prudence dans la comptabilisation des investissements incorporels et la constitution de provisions ;
  • de la propension à recourir au financement interne, indépendamment de l’ouverture du capital au marché boursier ;
  • de la discipline de rigueur dans le respect des échéances de règlement ;
  • du choix de la durée de vie comptable des actifs corporels.

Loin d’être estompés par le référentiel normatif, ces faits transparaissent dans les comptes consolidés des groupes étudiés, et au final conduisent à une valeur patrimoniale des groupes allemands plus largement confortée par leur capitalisation boursière comparativement aux groupes français ; la solidité et la consistance des capitaux propres s’en trouvent renforcées.

Pour autant, le conservatisme des Allemands est-il synonyme de rigueur ou d’opportunisme ? Les Français ne sont-ils finalement pas de meilleurs « élèves » à l’école des IFRS ? Il ne nous appartient pas d’en juger, mais force est de constater que les postures respectives sont révélatrices de différences de conception de la finalité de l’information comptable et financière, et mettent en évidence le phénomène de contextualisation de la normalisation propre à chaque pays.

Olivier Cretté

[1] Dans le prolongement d’un article du même auteur paru dans la revue « Echanges » en juillet 2010, faisant état des résultats d’une enquête de perception des normes IFRS par les responsables financiers des sociétés du CAC 40 en France et du DAX 30 en Allemagne.
[2]
 Richard, 2002.
[3]
 Beisse, 1993.
[4]
 Ce distinguo ressort clairement de la comparaison entre les dispositions du Code de Commerce allemand et celles de la norme IAS 36 : « Dépréciation d’actifs ».
[5]
 Capitaux propres part du groupe (i.e. hors intérêts minoritaires).
[6]
 A fin 2010 et fin 2011.
[7] En termes statistiques, le coefficient R2, compris entre 0 et 1, permet d’apprécier l’intensité de la corrélation entre les variables ; plus ce coefficient tend vers 1, plus cette corrélation est avérée.

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