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L’affaire est entendue : les personnes morales peuvent subir un préjudice moral, comme les personnes physiques, et peuvent donc en demander réparation. Le récent arrêt de la Cour de Cassation est clair et d’ailleurs moins nouveau qu’il y paraît si l’on se réfère à la jurisprudence citée par le Professeur Mortier[1].

La belle affaire, pourraient dire les sceptiques, si l’on jette un œil sur ce que les Tribunaux accordent aux personnes physiques : des sommes forfaitaires, généralement dérisoires quand ce n’est pas simplement l’euro symbolique[2].

Il n’est pas sûr qu’ils aient raison, au moins pour l’avenir. C’est ce que nous allons tenter de montrer.

Qu’est-ce que le préjudice moral ?

La question peut paraître saugrenue mais en réalité la réponse n’est pas tout à fait claire. Si l’on se réfère à un ouvrage de référence, il y est distingué[3] :

  • « Le préjudice matériel ou patrimonial »,
  • « Le préjudice moral ou extrapatrimonial ».

L’opposition matériel/moral semble être purement descriptive : le premier est tangible, le second est immatériel. L’opposition patrimonial/extrapatrimonial se réfère plutôt au fait que le premier est d’ordre financier, le second ne l’est pas. On devrait en conclure que le premier est évaluable en argent et pas le second. C’est pourtant ce que font régulièrement les Tribunaux, « donnant un prix à la douleur », ce qui conduit donc à conclure que le préjudice moral est évaluable, puisqu’il est régulièrement indemnisé. Mais la doctrine souligne aussitôt le caractère particulièrement forfaitaire et, il faut le souligner, le montant souvent modeste des sommes attribuées[4]. Si la somme est faible voire symbolique, on peut comprendre que l’indemnisation est une décision de caractère plus psychologique que strictement juridique, visant à calmer la vivacité de la douleur et des sentiments de la victime ; ce peut être aussi une manière de laver l’honneur de l’offensé, ce qui naguère était l’office du duel[5]. Si au contraire la somme est plus importante, on peut se demander dans quelle mesure, faute d’un calcul précis, il ne s’agit pas de dommages punitifs et pas simplement indemnitaires[6].

Au fond, le débat de principe demeure (la personne humaine n’a pas de prix) mais l’application en pratique est sans grande portée, au vu des sommes allouées. En tout cas, l’évaluateur n’a guère son mot à dire dans ce débat.

Qu’est-ce que le préjudice moral des personnes morales ?

Le contenu du préjudice moral

Les personnes morales n’éprouvant aucune douleur, ni aucun sentiment, de quoi donc est constitué le préjudice moral d’une société ou d’une fondation ? Le Professeur Pierre fait une distinction entre deux sources du préjudice moral : l’atteinte à l’intégrité physique ou aux droits de la personnalité. La première catégorie ne saurait s’appliquer aux personnes morales. Il en va différemment de la seconde qui couvre le respect du droit à la vie privée et de l’image de la personne. C’est la piste suivie par le Professeur Stoffel-Monck : pour une personne morale, le préjudice moral c’est, dit-il, l’atteinte à son image, à sa réputation. Peut-être faut-il aller plus loin et inclure dans le préjudice moral l’atteinte à d’autres éléments immatériels : l’ambiance de travail[7], la motivation des salariés, la composition de la gouvernance…

La doctrine relève d’une manière assez unanime que le préjudice moral d’une personne morale sera rarement pur et que l’on sera souvent en face d’une situation mêlant des éléments strictement moraux et d’autres qui sont plutôt matériels mais difficilement évaluables, « le simple ersatz d’un préjudice économique dont la matérialité serait difficile à saisir »[8].

Cette frontière floue entre le préjudice moral et matériel dans le cas des personnes morales est à leur avantage, du point de vue de l’évaluation tout au moins.

Le préjudice moral « stricto sensu »

Il est assez bien cerné pour une entité sans but lucratif : c’est l’atteinte à la cause qu’elle soutient ou défend. Dans le scandale de l’ARC par exemple, la cause de la lutte contre le cancer a été ternie, sans même qu’il soit question de calculer les conséquences financières (pertes de ressources à raison de la méfiance des donateurs) des errements de M. Crozemarie, son dirigeant de l’époque.

Une société commerciale peut-elle subir un préjudice moral « pur » ? C’est plus discutable puisqu’en théorie du moins, la maximisation du profit est sa seule règle de vie. En réalité, on peut objecter que même en l’absence de toute conséquence économique, l’atteinte par exemple à la réputation d’honnêteté ou de rigueur d’une société cause un préjudice moral réparable, même si la réparation risque de se limiter à l’euro symbolique.

Le préjudice moral « lato sensu »

Le qualificatif vise les situations où des éléments immatériels qui concourent d’une manière générale à l’exploitation, mais ne sont pas toujours exprimables en termes directement monétaires, ont été affectés par une attaque extérieure. Dans ce cas de figure, les entités touchées peuvent être ou non à but lucratif : il suffit qu’elles aient une activité économique.

Comment évaluer le préjudice moral d’une personne morale ?

Si le contenu du préjudice moral est bien celui que nous avons décrit, alors il est temps de s’ôter de la tête l’idée selon laquelle la réparation du préjudice moral est soit symbolique soit totalement arbitraire. C’est vrai du préjudice moral entendu stricto sensu, c’est faux si on l’entend « lato sensu ». Nous allons voir pourquoi.

L’irruption de l’information extra-financière

Depuis le rapport Brundtland sur le développement durable (« Sustainability »), les entreprises d’abord, le pouvoir réglementaire[9] ensuite, ont dans de nombreux pays développé la publication d’informations non-financières dans des domaines définis par le sigle RSE en français (Responsabilité Sociale et Environnementale) ou ESG en anglais (Environment / Social / Governance).

Les sociétés les plus importantes vont donc publier régulièrement des indicateurs non-financiers sur les trois sujets qui viennent d’être évoqués. L’évolution de certains de ces indicateurs pourra être l’indice d’un préjudice lié à la faute d’un tiers ; il faudra ensuite que l’expert convertisse en termes monétaires l’évolution jugée anormale d’indicateurs qui, pour être chiffrés, ne sont pas directement évaluables en termes monétaires.

Prenons un exemple simple : un groupe industriel coté est attaqué par des militants écologistes à propos de la traçabilité de son processus de production. Les faits allégués s’avèrent inexacts et le groupe invoque le préjudice moral. Sa réputation a été entachée sans raison. Il présente à l’appui de sa demande les éléments suivants :

  • l’enquête annuelle de satisfaction « clients » montre un décrochage significatif,
  • l’entreprise recule dans les classements d’attractivité vis-à-vis des étudiants,
  • la notation extra-financière du groupe est dégradée[10],
  • le groupe est sorti des portefeuilles de l’investissement socialement responsable (ISR).

Sur la base de tels indices, l’évaluateur n’en est plus réduit à un calcul au « doigt mouillé ». Certes la « monétarisation » d’indicateurs extra-financiers est un sujet qui n’est pas encore mûr sur le plan technique ; néanmoins, sur la base d’études statistiques ou d’enquêtes ad hoc, il peut estimer les conséquences financières du préjudice moral. On sait par exemple que des salariés motivés par une société peuvent accepter une modération de salaire, que l’attraction de certaines marques permet d’augmenter les prix de vente, qu’un analyste financier peut augmenter son objectif de cours au vue d’une excellente notation extra-financière, etc… Peut-être va-t-on commencer à sortir de l’ère du doigt mouillé.

Dominique Ledouble


[1] Cass. Com. 15 mai 2012, JCP EA 2012.1510, note Mortier.
[2]
 Nous excluons naturellement le célèbre arbitrage ayant accordé plusieurs dizaines de millions d’euros à B. Tapie au titre du préjudice moral !
[3]
 P. Le Tourneau – Droit de la responsabilité et des contrats – N° 1500 et s. Dalloz 2008-2009.
[4]
 Les barèmes en la matière sont connus même s’ils n’ont pas de valeur juridique, cf. Le Tourneau op. cit. N° 1555.
[5]
 On lira sur ce point les pages éclairantes de JN. Jeanneney (Le duel, une passion française : 1789-1914) sur ce mode alternatif de règlement des conflits !
[6]
 C’est notamment le cas des dommages-intérêts résultant du non-respect de la vie privée d’autrui (art. 9 C.civ.). Sur ce point voir P. Pierre – L’indemnisation du préjudice moral en droit français – www.fondation-droitcontinental.org (non daté).
[7]
 Le « Great place to work Institute » fait tous les ans un palmarès des sociétés où il fait bon travailler, que ce soit au niveau mondial ou par pays.
[8]
 Cf. Note Barbieri sous le même arrêt in Bull. Joly Sociétés 2012 N° 302
[9]
 En France, la matière trouve maintenant son siège dans l’article L 225-100 C.Com reprenant les dispositions de l’article 225 de la loi dite Grenelle 2.
[10]
 La dégradation de la notation financière est un préjudice matériel : l’abaissement de la note d’un cran (de AAA à AA+ par exemple) représente une augmentation des taux d’intérêts (2bp) que va de voir subir l’entreprise. L’évolution des deux grandeurs rating / spread n’est pas proportionnelle. Plus la note d’une société est basse, plus sa dégradation lui coûte cher : le passage de B à B- (1 cran à l’avant-dernier barreau de l’échelle) représente une augmentation de taux de 230 bp. Cf. JM. Moinade – WACC et risque de défaut – www.sfev.org – Colloque du 24 octobre 2012.

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